vendredi 10 juin 2016

Devoir de conseil du fabricant à l'égard de l'entrepreneur

Cour de cassation
chambre civile 3
Audience publique du jeudi 2 juin 2016
N° de pourvoi: 15-10.898 15-11.341
Non publié au bulletin Rejet

M. Chauvin (président), président
Me Le Prado, SCP Boutet-Hourdeaux, SCP Célice, Blancpain, Soltner et Texidor, SCP Gatineau et Fattaccini, SCP Spinosi et Sureau, SCP Vincent et Ohl, avocat(s)


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Texte intégral
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :


Joint les pourvois n° F 15-10.898 et N 15-11.341 ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 26 novembre 2014), que la société civile immobilière Albert (SCI) a fait construire un groupe d'immeubles dénommé "Le Palais des congrès de l'Est parisien" ; qu'elle a chargé la société Chauffage et entretien, devenue la société Tempeol, des travaux de chauffage, ventilation, climatisation, désenfumage, qui s'est fournie pour les groupes de froid auprès de la société York, fabricant, aux droits de laquelle vient la société Johnson Controls industries (la société Johnson) ; que les travaux ont été réceptionnés le 25 novembre 2002 ; que la SCI a confié à la société Newair, aux droits de laquelle vient la société Enerchauf, assurée auprès de la société Ace European Group Limited (société Ace), les travaux de rodage et mise en service de l'installation climatique, puis la réalisation des travaux de remise en état et d'amélioration des installations de traitement d'air ; que la société Enerchauf s'est adjoint pour la partie acoustique les services de la société Air silence concept (ASC), assurée auprès de la société Groupama Centre Manche ; que la SCI, assignée en paiement de prestations de maintenance non réglées, a poursuivi à titre reconventionnel l'indemnisation des préjudices résultant des dysfonctionnements des groupes de froid ;

Sur le moyen unique du pourvoi principal n° F 15-10.898 de la société Chauffage et entretien, ci-après annexé :

Attendu que la société Tempeol fait grief à l'arrêt de dire que la société Chauffage et entretien supportera 40 % de la charge finale de la condamnation prononcée au profit de la SCI Albert et une partie des dépens ;

Mais attendu que, la société Chauffage et entretien n'ayant pas soutenu, devant la cour d'appel, que les actions en garantie formées contre elle par les autres constructeurs et leurs assureurs étaient prescrites ou que les sociétés Enerchauf et ASC, tenues de mettre les équipements en conformité et de faire cesser les désordres, ne pouvaient pas l'appeler en garantie au titre de la contribution à la dette, ni que le manquement qui lui était reproché n'avait causé aucun dommage aux sociétés Enerchauf et ASC, le moyen est nouveau, mélangé de fait et de droit et, partant, irrecevable ;

Sur le moyen unique du pourvoi principal n° N 15-11.341 de la société Johnson :

Attendu que la société Johnson fait grief à l'arrêt de la condamner, in solidum avec la société Enerchauf, à payer à la SCI la somme de 173 589 euros HT au titre du coût de remplacement de l'installation, outre 8 % de cette somme pour frais de maîtrise d'oeuvre, et de dire qu'elle supportera à hauteur de 20 % la charge finale de la condamnation prononcée au profit de la SCI, alors, selon le moyen :

1°/ que l'obligation d'information et de conseil du vendeur, le cas échéant fabricant, à l'égard de son client sur l'adaptation du matériel vendu à l'usage auquel il est destiné existe à l'égard de l'acheteur professionnel dans la mesure où sa compétence ne lui donne pas les moyens d'apprécier la portée exacte des caractéristiques techniques du matériel ; que la cour d'appel, pour condamner la société Johnson Controls industries, venant aux droits de la société York, in solidum avec la société Enerchauf, à payer à la SCI Albert la somme de 173 589 euros HT au titre du coût de remplacement de l'installation de groupe froid, outre 8 % de cette somme pour frais de maîtrise d'oeuvre, et mettre à sa charge finale 20 % de cette condamnation, a retenu qu'en tant que fournisseur, il lui appartenait de se renseigner sur la destination finale du matériel, et qu'elle avait donc manqué à son devoir de conseil en préconisant des groupes de froid très bruyants prévus, selon la fiche technique, pour une installation en extérieur et, alors que leur destination finale était en milieu urbain dans un local technique, et que la compétence de l'installateur ne saurait la dispenser de ce devoir de conseil dès lors qu'ayant fabriqué le matériel, elle était la plus à même d'en connaître les attributs et contraintes ; qu'en statuant ainsi, et tout en relevant que la société Chauffage et entretien s'était fournie pour les groupes froid auprès de la société York, fabricant, et qu'elle avait établi le descriptif et n'avait émis aucune réserve sur les choix du matériel dont la notice précisait une installation en extérieur et une puissance acoustique de 97 dBA, la cour d'appel a violé l'article 1147 du code civil ;

2°/ que le silence opposé à l'affirmation d'un fait ne vaut pas à lui seul reconnaissance de ce fait ; que la cour d'appel, qui, pour condamner la société Johnson Controls industries, venant aux droits de la société York, in solidum avec la société Enerchauf, à payer à la SCI Albert la somme de 173 589 euros HT au titre du coût de remplacement de l'installation de groupe froid, outre 8 % de cette somme pour frais de maîtrise d'oeuvre, et mettre à sa charge finale 20 % de cette condamnation, a retenu que la société Johnson Controls industries ne contestait pas que la société York avait préconisé le matériel installé, a violé l'article 1315 du code civil ;

3°/ que tenus, à peine de nullité, de motiver leur décision, les juges doivent préciser et analyser, au moins succinctement, les éléments de preuve sur lesquels ils se fondent ; que la cour d'appel, qui, pour condamner la société Johnson Controls industries, venant aux droits de la société York, in solidum avec la société Enerchauf, à payer à la SCI Albert la somme de 173 589 euros HT au titre du coût de remplacement de l'installation de groupe froid, outre 8 % de cette somme pour frais de maîtrise d'oeuvre, et mettre à sa charge finale 20 % de cette condamnation, a retenu que la société York avait préconisé le matériel installé, sans préciser ni analyser les éléments de preuve sur lesquels elle fondait cette affirmation, a méconnu les exigences de l'article 455 du code de procédure civile ;

4°/ que, subsidiairement, chacun des responsables d'un même dommage doit être condamné à le réparer en totalité ; que la cour d'appel, qui a condamné la société Johnson Controls industries, venant aux droits de la société York, in solidum avec la société Enerchauf, à payer à la SCI Albert la somme de 173 589 euros HT au titre du coût de remplacement de l'installation de groupe froid, outre 8 % de cette somme pour frais de maîtrise d'oeuvre, et mis à sa charge finale 20 % de cette condamnation, tout en constatant que non seulement la société Enerchauf n'avait pas rempli son obligation contractuelle de résultat de mise en conformité des niveaux sonores des équipements, mais encore a participé par la pose des pièges à son sur les réservations, au dysfonctionnement des groupes de froid, lesquels avaient fonctionné normalement jusqu'à la pose de ces pièges à son, sauf à retenir un défaut d'entretien en l'absence d'un contrat de maintenance pourtant réclamé à la SCI Albert par l'installateur, et que le matériel commandé n'était soumis à aucun impératif acoustique, a violé l'article 1147 du code civil ;

5°/ que, subsidiairement, la faute du demandeur limite son indemnisation lorsqu'elle a contribué à la réalisation du dommage dont la réparation est poursuivie ; que la cour d'appel, qui a condamné la société Johnson Controls industries, venant aux droits de la société York, in solidum avec la société Enerchauf, à payer à la SCI Albert la somme de 173 589 euros HT au titre du coût de remplacement de l'installation de groupe froid, outre 8 % de cette somme pour frais de maîtrise d'oeuvre, et mis à sa charge finale 20 % de cette condamnation, tout en relevant la carence de la SCI Albert dans l'entretien en l'absence d'un contrat de maintenance, a violé l'article 1147 du code civil ;

6°/ que, subsidiairement, les conséquences d'un manquement à un devoir d'information et de conseil ne peuvent s'analyser qu'en une perte de chance, laquelle ne peut être indemnisée qu'à condition qu'il soit établi que, mieux informé, le demandeur en indemnisation aurait pris une décision plus favorable, et la réparation doit être mesurée à la chance perdue sans pouvoir être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée ; que la cour d'appel, pour condamner la société Johnson Controls industries, venant aux droits de la société York, in solidum avec la société Enerchauf, à payer à la SCI Albert la somme de 173 589 euros HT au titre du coût de remplacement de l'installation de groupe froid, outre 8 % de cette somme pour frais de maîtrise d'oeuvre, et mettre à sa charge finale 20 % de cette condamnation, a retenu qu'en tant que fournisseur, il lui appartenait de se renseigner sur la destination finale du matériel, et avait donc manqué à son devoir de conseil ; qu'en statuant ainsi, sans constater que le maître d'ouvrage aurait pris une autre décision ni déterminer le quantum de la chance qui aurait été ainsi perdue, la cour d'appel a violé l'article 1147 du code civil ;

Mais attendu qu'ayant relevé que la société Johnson, fournisseur des groupes de froid, qui étaient, selon la fiche technique, très bruyants et conçus pour une installation en extérieur, ne s'était pas renseignée sur la destination finale de ces matériels qui ont été installés en milieu urbain et dans un local technique fermé, la cour d'appel, qui a souverainement apprécié les éléments soumis à son examen, sans inverser la charge de la preuve, a pu en déduire que la société Johnson, ayant fabriqué le matériel, en connaissait les attributs et les contraintes et avait, en sa qualité de fabricant fournisseur, manqué à son devoir de conseil à l'égard de la société Chauffage et entretien, en préconisant l'installation de groupes de froid inadaptés, retenir que la compétence de l'installateur ne dispensait pas le fabricant de son devoir de conseil et que les sociétés Johnson et Enerchauf avaient chacune commis des fautes ayant contribué à la réalisation du dommage subi par la SCI, dans une proportion qu'elle a souverainement appréciée ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le premier moyen des pourvois incidents de la société Ace :

Attendu que la société Ace fait grief à l'arrêt de condamner la société Enerchauf à payer à la SCI la somme de 173 598 euros HT au titre du coût de remplacement de l'installation, outre 8 % de cette somme pour les frais de maîtrise d'oeuvre, de dire que la société Enerchauf sera garantie des condamnations prononcées contre elle par la société Ace dans les limites de sa police pour la totalité et que la charge finale de la condamnation prononcée au profit de la SCI sera supportée à hauteur de 10 % par la société Ace, assureur de la société Enerchauf, dans les limites de sa police, alors, selon le moyen :

1°/ que la contradiction de motifs équivaut à un défaut de motifs ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a jugé que les travaux réparatoires préconisés par l'expert (remise en état des groupes de froid et amélioration de l'acoustique) n'étaient pas satisfaisants, seul le remplacement total de l'installation, sur un emplacement différent, étant à même d'assurer à la fois le bon fonctionnement de ces groupes et les impératifs acoustiques ; qu'en jugeant pourtant, par ailleurs, que la faute de la société Enerchauf avait rendu « nécessaire la solution réparatoire préconisée par l'expert », la cour d'appel, qui s'est contredite, a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

2°/ qu'une faute n'est pas en relation causale avec le dommage si, même sans cette faute, le dommage se serait néanmoins produit ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté que, même si la société Enerchauf avait posé des pièges à son défaillants au niveau des résultats acoustiques et ayant entraîné des dysfonctionnements des groupes de froid, il n'en restait pas moins qu'aucune solution de réparation de l'installation initiale n'était possible pour satisfaire à la fois le bon fonctionnement de ces groupes et les impératifs acoustiques, de sorte le remplacement total de l'installation, sur un emplacement différent, s'imposait ; qu'il s'ensuivait donc que, même sans la faute de la société Enerchauf, le dommage se serait néanmoins produit, l'acoustique défaillante de l'installation et le mauvais choix de l'emplacement initial rendant, à eux seuls, obligatoire son remplacement intégral, de sorte qu'en jugeant pourtant que la faute de la société Enerchauf avait joué un rôle causal dans la réalisation du dommage justifiant l'engagement de sa responsabilité, la cour d'appel a violé les articles 1147 et 1151 du code civil ;

Mais attendu qu'ayant relevé que la société Enerchauf n'avait pas réussi à remédier au dommage et que son intervention avait porté atteinte au bon fonctionnement des groupes de froid, la cour d'appel en a souverainement déduit, sans se contredire, que la solution de réparation intermédiaire n'était pas satisfaisante et qu'il convenait de remplacer l'installation ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le deuxième moyen des pourvois incidents de la société Ace :

Attendu que la société Ace fait grief à l'arrêt de dire que la société Enerchauf sera garantie des condamnations prononcées contre elle par la société Ace dans les limites de sa police pour la totalité et que la charge finale de la condamnation prononcée au profit de la SCI sera supportée à hauteur de 10 % par la société Ace, assureur de la société Enerchauf, dans les limites de sa police, alors, selon le moyen :

1°/ que la contradiction de motifs équivaut à un défaut de motifs ; qu'en l'espèce, pour refuser d'appliquer la clause invoquée par l'assureur, excluant de la garantie les « frais nécessaires pour remplacer le produit livré par l'assuré (y compris les frais nécessaires pour déposer le produit et pour reposer son produit de remplacement) », la cour d'appel a, d'une part, jugé que le dommage ne consistait qu'à « remplacer le groupe de froid appartenant à la SCI Albert et non les pièges à son livrés par la société Enerchauf » et, d'autre part, énoncé que le dommage imposait un remplacement pur et simple de l'ensemble de l'installation, à un emplacement différent, installation qui était indissociable de l'ouvrage auquel s'incorporaient les pièges à son livrés par la société Enerchauf puisque ceux-ci avaient été posés sur « 7 des 9 réservations » de l'emplacement initial ; qu'en jugeant ainsi à la fois que le remplacement ne portait pas sur les pièges à son installés par la société Enerchauf et que le remplacement portait sur l'ensemble de l'installation incluant les pièges à son installés par cette société, la cour d'appel, qui s'est contredite, a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

2°/ que le juge ne peut pas dénaturer les documents de la cause ; qu'en l'espèce, les conventions spéciales du contrat d'assurance, produites par la société Ace, stipulaient clairement et précisément que la garantie ne s'étendait pas « aux conséquences d'un défaut de performance des produits » ; qu'en jugeant pourtant que l'assureur « ne justifie pas de l'existence d'une exclusion contractuelle pour un défaut de performance du produit », la cour d'appel a dénaturé par omission la clause précitée, violant ainsi l'article 1134 du code civil ;

Mais attendu qu'ayant constaté que le dommage consistait à remplacer les groupes de froid appartenant à la SCI, installés par la société Chauffage et entretien et non les pièges à son livrés et posés par la société Enerchauf et relevé que la clause de l'assurance responsabilité civile souscrite par celle-ci excluait de la garantie les frais nécessaires pour améliorer, réparer, refaire ou remplacer le produit livré par l'assuré ainsi que le remboursement dudit produit, la cour d'appel en a exactement déduit, sans contradiction ni dénaturation, que la clause d'exclusion n'était pas applicable au remplacement des matériels installés par la société Chauffage et entretien ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le troisième moyen des pourvois incidents de la société Ace :

Attendu que la société Ace fait grief à l'arrêt de dire que la société Enerchauf sera garantie des condamnations prononcées contre elle par la société Ace dans les limites de sa police pour la totalité, et à hauteur de 90 % par les sociétés ASC et Groupama Centre Manche, celle-ci sous réserve des limites de sa police, et que la charge finale de la condamnation prononcée au profit de la SCI sera supportée à hauteur de 10 % par la société Ace assureur de la société Enerchauf, dans les limites de sa police, et à hauteur de 30 % par la société Groupama Centre Manche dans la limite de franchise de sa police et la société ASC à hauteur de la franchise contractuelle, alors, selon le moyen, que l'assureur, qui exerce un appel en garantie contre les coauteurs du dommage, doit profiter de la condamnation de ces coauteurs à garantir son assuré ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a, d'une part, condamné les sociétés ASC et Groupama Centre Manche, la première en qualité de sous-traitant et la seconde en qualité d'assureur de la première, à garantir la société Enerchauf, assurée de société Ace, à hauteur de 90 % des condamnations prononcées contre cette dernière, d'autre part, constaté que la société Ace exerçait un appel en garantie contre ces deux sociétés ; qu'en refusant pourtant de condamner les sociétés ASC et Groupama Centre Manche à garantir la société Ace à hauteur de 90 % des condamnations prononcées à son encontre, la cour d'appel a violé les articles 1147 du code civil, 334 et 336 du code de procédure civile ;

Mais attendu qu'ayant souverainement retenu qu'au regard des fautes respectives de chacun des intervenants, la charge définitive de la condamnation prononcée au profit de la SCI devait être supportée à hauteur de 40 % par la société Chauffage et entretien, de 20 % par la société Johnson, de 10 % par la société Ace, assureur de la société Enerchauf, et de 30 % par la société Groupama Centre Manche dans la limite de franchise de sa police et la société ASC à hauteur de la franchise contractuelle, la cour d'appel n'avait pas à se prononcer sur d'autres appels en garantie ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE les pourvois ;

Laisse à chaque partie la charge de ses propres dépens ;

Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

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